Les migrations constituent une réalité ancienne mais aussi de plus en plus forte des rapports entre l’Afrique et l’Europe. Ces échanges sont d’abord une chance, une source d’enrichissement culturel, social et économique pour nos deux continents. Mais ils sont, aussi, la source de profonds déséquilibres, voire de drames humains. Faute d’une régulation concertée entre pays d’origine, de transit et de destination – sachant que la plupart de nos pays sont à la fois à l’origine, au transit et à la destination des flux migratoires -, ces déséquilibres deviennent préoccupants pour tous. Sont alors menacés, en Afrique comme en Europe, des éléments aussi essentiels que la dignité des personnes, le respect de la souveraineté des Etats, la stabilité du tissu économique et social ou la garantie de l’ordre public face au crime organisé.
Autant d’éléments décisifs pour la stabilité et le progrès de chacun de nos pays. Autant de dimensions indissociables du partenariat pour le développement entre l’Europe et l’Afrique.
C’est parce que nous savons que le destin de chacun de nos pays est entremêlé, que nous souhaitons nous donner les moyens de mettre en place un partenariat entre pays africains et européens situés tout au long des routes migratoires.
L'Afrique est un jeune continent dont près de 60% de la population a moins de 25 ans. Cette jeunesse, moteur du développement économique et social, doit pouvoir laisser les chemins incertains et périlleux de la clandestinité en retrouvant confiance et espoir en l'avenir. Dans cette perspective, il est urgent d'instaurer une coopération nouvelle entre l’Afrique et l’Europe visant la mise en œuvre rapide d'initiatives concrètes dans les champs des politiques migratoires et du développement. Concernant les flux migratoires irréguliers, ils s’alimentent de facteurs structurels puissants, qui opèrent à la fois dans les sociétés d’origine et d’accueil et ont une motivation à forte dominante économique et sociale, et ils se caractérisent par: l’utilisation de routes terrestres et maritimes structurées – souvent contrôlées par les réseaux de trafics illicites - et la traversée de différents pays et entrée sur le territoire européen dans des conditions extrêmement précaires et dangereuses, qui, bien souvent, se traduisent par des pertes en vies humaines.
Dans un tel contexte de précarité humanitaire, et étant donné la spécificité des routes migratoires ayant leur origine en Afrique subsaharienne, l’organisation d’une conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement, revêt tout son sens. L’initiative, qui part d’une vision globale du processus migratoire et, en particulier, des liens indissociables entre développement et immigration, vise à apporter une réponse globale et urgente à la problématique migratoire entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe, sur la base d’un partenariat entre pays d’origine, de transit et de destination. Cette réponse globale devrait notamment aborder les problèmes de développement structurel à l’origine de la tendance à l’émigration, le travail avec les populations de migrants et les diasporas en tant que facteur de développement, de modernisation et d’innovation dans les sociétés d’origine, le renforcement des capacités des pays d’origine et de transit pour gérer les flux migratoires, l’intensification de la lutte contre l’immigration illégale et le trafic d’êtres humains, y compris la réadmission des immigrants illégaux, l’amélioration de voies légales à l’immigration, et la mise en œuvre d’une politique active d’intégration et de lutte contre l’exclusion, la xénophobie et le racisme dans les sociétés d’accueil.
A travers la mise en place de mécanismes agréés et appropriés, et la mise en œuvre d’actions complémentaires, cette Conférence entend initier un partenariat novateur, basé sur la confiance mutuelle, sur la problématique migratoire entre les pays d’origine, de transit et de destination en vue d’atteindre les objectifs suivants :
1. Définition des bases d’une coopération effective de tous les pays et les organisations concernées, pour une gestion efficace des flux migratoires.
2. Institution d’un politique rénovée et novatrice en matière de développement en lien avec les questions migratoires.
3. Arrêt d’un Plan d’Actions Concrètes.
4. Identification des moyens nécessaires à la mise en œuvre rapide des actions décidées.
5. Mise en place d’un mécanisme de suivi pour veiller à la réalisation des actions retenues.
L’organisation de ces flux exige, par conséquent, une réponse abordant, dans une perspective globale et équilibrée, les différents aspects et les diverses phases du processus migratoire dans sa globalité, dans le cadre d’une démarche impliquant les pays d’origine, de transit et de destination. Cette réponse devra reposer sur la bonne utilisation des mécanismes et financements existant, pour tenir compte de la nécessité de faire appel à des fonds spécifiques et suffisants afin d’atteindre de façon optimale les objectifs visés. Le financement des actions arrêtées suppose que
des moyens adéquats puisse être dégagés, notamment au niveau communautaire, conformément aux Conclusions du Conseil Européen de décembre 2005 et sans préjudice de programmations budgétaires déjà ouvertes.
Afin d’atteindre ces objectifs, la Conférence entend s’appuyer sur la longue dynamique de coopération entre l’Union européenne, ses États membres, et les pays d’origine et de transit de l’immigration africaine, et souhaite être à l'origine d'initiatives complémentaires. La Conférence de Rabat s'inscrit dans le cadre du dialogue de haut niveau institué au sein des organes onusiens et entend entrer en synergie avec les autres initiatives euro-africaines en cours et comprenant un volet sur les migrations, notamment le Partenariat stratégique Union Européenne – Afrique, l’approche globale sur la question des migrations de l’UE, les accords de Cotonou, le Processus euro-méditerranéen, la politique de voisinage de l’UE, et le Dialogue 5+5.
La conférence ministérielle de Rabat a pour vocation de faire naître un partenariat tout au long des routes migratoires depuis l’Afrique centrale et occidentale vers l’Europe. Dans l’esprit des participants, ce concept opérationnel a vocation à trouver application pour d’autres routes migratoires, par exemple celles venant d’Afrique orientale.
I. Coopération en matière de gestion des flux migratoires
Une approche cohérente de la gestion du phénomène migratoire doit partir d’une double constatation : la première est que les flux migratoires peuvent être positifs pour les sociétés concernées s’ils sont correctement maîtrisés selon un principe d’intérêt partagé et régulés de manière concertée, mais qu’ils peuvent avoir des effets nocifs s’il se produisent dans un contexte de clandestinité, représentant alors des coûts énormes en termes de souffrance humaine et de déstabilisation des sociétés d’origine, de transit et de destination ; la deuxième constatation est que le phénomène migratoire crée une relation étroite entre tous les pays concernés, relation qui, en Afrique, se concrétise notamment par la mise en place de routes migratoires favorisant le trafic d’êtres humains et l’action des mafias.
À ce titre, la Conférence entend impulser la coopération notamment dans les directions suivantes :
1. La coopération opérationnelle (coopération policière, échanges de renseignement, entraide judiciaire, officiers de liaison, etc.) entre tous les pays concernés par la lutte contre l'immigration illégale, le trafic des êtres humains et le crime organisé devrait être à même de générer des résultats probants notamment en matière de démantèlement des réseaux des trafics transfrontaliers. Le renforcement des capacités financières, logistiques, techniques, matérielles et humaines pour maîtriser les flux migratoires devrait permettre aux pays africains d'adapter leur moyen à la mesure de l'ampleur du phénomène de l'immigration illégale (fusion des paragraphes 1 et 3 de l'ancienne version).
2. Le contrôle du territoire et des frontières, dans le respect de la souveraineté nationale, relève de la responsabilité de chaque État et est essentiel pour mieux contribuer au démantèlement des réseaux et des itinéraires de la migration illégale, du trafic des êtres humains et du crime organisé, notamment par l’appui technique et la formation continue.
3. La coopération pour le retour des personnes en situation irrégulière dans leur pays d'origine dans le respect des droits et de la dignité humaine, notamment à travers la conclusion d'Accords de réadmission avec tous les pays concernés de la région, et l’application effective de l’article 13 de l’Accord de Cotonou ou de tout autre accord similaire, devrait être privilégiée afin d'assurer une pleine efficacité au traitement de cette question.
4. La mise en œuvre d'actions efficaces contre les structures d'accueil favorisant le travail non-déclaré devrait se traduire par l'adoption de politiques volontaristes et appropriées de prévention et de lutte contre le travail illégal et les réseaux de trafics de personnes, facteur important des migrations irrégulières vers les pays européens.
5. La mise en place d'un arsenal juridique national adapté, notamment à travers le renforcement du cadre pénal, lorsque nécessaire, et l’adoption de sanctions dissuasives à l'égard des mafias organisant l'exploitation des immigrés, est indispensable.
6. Le lancement dans les pays d’origine de campagnes de sensibilisation sur les dangers de l’immigration clandestine.
L’ensemble des ces actions doit être traité dans le cadre d’un partenariat responsable et solidaire, avec détermination en même temps que dans le respect des personnes, de leurs droits et de leur dignité.
II. Coopération en matière de développement et co-développement
Le renforcement des capacités administratives et judiciaires et de la bonne gouvernance dans les pays africains est nécessaire pour la création d’un climat favorable au développement économique et à l’investissement étranger et local. La gestion des flux migratoires entre l’Afrique et l’Europe doit en premier lieu, s’inscrire dans un partenariat de lutte contre la pauvreté et de promotion du développement durable. La poursuite des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), l’application des Accords de Cotonou, la Stratégie européenne pour l’Afrique qui vient d’être adoptée sont – entre autres - des fondements de ce partenariat euro-africain. Ainsi, le développement durable et la réduction du fossé numérique, le renforcement des capacités alimentaires, sanitaires et médicales, l’accès à l’éducation et à l’enseignement professionnel, contribuent au développement local et partant, à répondre aux causes profondes des migrations.
Pour mieux atteindre ces objectifs, il s’avère nécessaire de mieux utiliser le potentiel de l’émigration comme facteur de développement, de modernisation, et d’innovation des sociétés d’origine, en facilitant les transferts, la formation et la qualification professionnelle des immigrants, la facilitation du retour volontaire à travers la promotion des projets de réinsertion économique dans les pays d’origine, et le renforcement des liens entre les diasporas et les sociétés d’origine. Les conclusions sur la coopération et le co-développement adoptées récemment à Paris au sein de la Conférence Ministérielle du Dialogue 5 + 5 offrent une approche cohérente dans ce domaine.
Sur cette base, la Conférence entend travailler pour atteindre les objectifs suivants :
1. La problématique migratoire doit être appréhendée en termes de mobilité de compétences et des ressources humaines. Une meilleure concertation entre les pays membres de l’UE et les pays africains, de même que la promotion de l'émigration légale et la facilitation des visas, s’avèrent à ce titre nécessaire.
2. L'accès au marché du travail européen, notamment à travers la mise en place d'un mécanisme d’échange d’information des besoins européens et africains en la matière, permettrait d’optimiser le potentiel des migrations de longue durée, circulaires, et temporaires.
3. La promotion d’initiatives favorisant les investissements productifs (y compris ceux qui sont portés par les migrants) tendant au développement et à la stabilité politique des pays d’Afrique.
4. Le développement des connaissances et du savoir-faire africain dans tous les domaines, de même que la mise en œuvre d’un dispositif favorisant le transfert des capitaux privés des immigrants à des fins productives, représentent quelques initiatives qui contribueraient à alimenter et soutenir le développement du continent. A travers les transferts de compétences et de revenus vers l’Afrique, la contribution des immigrants africains jouerait un rôle de premier plan dans le développement des pays d'origines.
5. La coopération tripartite avec les pays membres de l'UE devrait être intensifiée afin d'impliquer davantage les pays africains ayant des compétences ciblées, et parfois mieux adaptées aux atouts et défis de développement de l'Afrique.
6. La mise en œuvre d'une stratégie en faveur d’une migration, conçue dans une perspective d’intérêts partagés, d’une lutte contre les stéréotypes, la xénophobie et le racisme s’avère fondamentale. Dans cette perspective, les médias pourraient jouer un rôle effectif dans l'intégration des émigrants, facteur de développement et vecteur de rapprochement entre les peuples, notamment par la mise en exergue des aspects positifs de l'immigration tel l'apport culturel et social du migrant dans les sociétés d'accueil. L’émigration ne devrait pas être perçue comme une menace mais au contraire comme une source d’enrichissement, tant pour le pays d’accueil que pour le pays d’origine.
Les pays africains acceptent de s'impliquer dans le contrôle des flux migratoires illégaux
Existe-t-il un "esprit de Rabat", mélange d'œcuménisme et de volontariat, comme l'a suggéré le ministre espagnol des affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, lundi 10 juillet, peu après l'ouverture dans la capitale marocaine de la conférence ministérielle euro-africaine sur "la migration et le développement" ? C'est sans doute aller un peu vite mais, pour l'Espagne, marraine de la rencontre, comme pour la France , l'objectif est atteint. La trentaine de pays d'Afrique centrale et de l'Ouest présents à Rabat a accepté - au moins sur le papier - de s'impliquer sans tarder dans la lutte contre les flux de migrants illégaux.
Le texte de la déclaration politique clôturant, mardi, la réunion précise ainsi que "la réadmission des migrants en situation irrégulière" fait partie des thèmes du "nouveau partenariat" entre l'Europe et l'Afrique. Le plan d'action qui l'accompagne prévoit la "mise en place (de) systèmes efficaces de réadmission (des clandestins) entre (tous) les pays concernés (...) ; le renforcement de la capacité de contrôle des frontières nationales (et une) coopération opérationnelle policière et judiciaire".
Pour n'être pas accusés de privilégier le volet sécuritaire sur toute autre considération, les pays européens ont pris soin d'élargir la conférence aux questions de développement. Le plan d'action met ainsi l'accent sur la "promotion du développement" et comporte aussi des engagements destinés à faciliter l'émigration légale.
Présent à Rabat, le ministre français de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, en a profité pour défendre son projet d'"immigration choisie" fondé sur "un accord de volonté" entre les pays de départ et d'arrivée. Soulignant que "l'immigration zéro est un mythe dangereux", il a simultanément rejeté l'idée "d'une immigration sans limite".
Un bilan du partenariat ébauché à Rabat sera fait "au plus tard dans quatre ans". Avant cela, une conférence intitulée "Migration et développement" pourrait avoir lieu à Tripoli. Organisée sous l'égide de l'Union africaine, elle abordera la question des migrations en provenance des pays d'Afrique de l'Est, oubliés à Rabat.
Jean-Pierre Tuquoi
Article paru dans Le Monde du 12.07.06