Par Mathieu Dehoumon*
Poser le sujet de la constitutionnalisation du Droit privé ou de la privatisation du Droit constitutionnel pourrait déranger chacun des spécialistes de chaque branche du Droit : droit public et droit privé. Le professeur Noël Gbaguidi (1) se préoccupe, d’entrée de jeu, de la pertinence à opposer l’ensemble du Droit privé à un seul élément du Droit public, le Droit constitutionnel. On ne saurait justifier un tel libellé du sujet sans tenir compte de l’actualité de la question. En effet, ce thème présente un vif intérêt pour les Etats africains en proie à l’évolution de leur système et de leur pratique juridiques et, à la construction du Droit africain. De plus en plus, le Droit constitutionnel se métamorphose à travers l’extension des règles constitutionnelles vers le Droit privé et/ou l’utilisation des règles de Droit privé par le juge constitutionnel. L’émergence des droits mixtes mais surtout la pluridisciplinarité qui caractérise désormais le raisonnement juridique met aujourd’hui en crise la distinction entre Droit privé et Droit public (Noël Gbaguidi). Par ailleurs, l’influence du droit international des droits humains dont les normes sont de plus en plus mobilisées par le Droit constitutionnel et la tendance du juge constitutionnel à utiliser les règles du Droit privé conduisent à relever un rapprochement ou une interaction accentuée entre le Droit constitutionnel et le Droit privé. Cela pourrait bien laisser croire que les outils traditionnels du Droit constitutionnel ne conviennent plus à eux seuls pour régir les réalités sociales d’aujourd’hui. Ainsi se justifie l’opportunité à mener la réflexion sur la privatisation du Droit constitutionnel et/ou la constitutionnalisation du Droit privé, et à interroger l’histoire du Droit dans la relation ambivalente entre Droit privé et Droit public.
La privatisation du Droit constitutionnel a fait l’objet d’un temps de réflexion entre le professeur Joseph Djogbénou et son collègue Ibrahim Salami. Dans une formule imagée, le privatiste, J. Djogbénou (2), affirme que les murs de la division entre le Droit privé et le Droit public sont bâtis dans du sable mouvant, ce qui rend mobiles les frontières entre les deux branche du Droit. La définition du doyen Vedel qui fait du Droit constitutionnel, « la branche fondamentale du Droit public » se trouve désormais ébranlée car la privatisation du Droit constitutionnel induit un glissement, une occupation voire une colonisation du Droit constitutionnel par le Droit privé. Cette mutation s’illustre bien par l’actualité en Afrique où le Droit constitutionnel est devenu « le Droit des crises politiques », « le Droit de consécration des rapports de force », « l’outil de règlement des difficultés », etc. Ce phénomène d’incursion ou d’emprise progressive du Droit privé sur le droit constitutionnel se traduit par une double manifestation : la migration de la signification du Droit constitutionnel et celle de la substance même de ce droit.
La migration de la signification du Droit constitutionnel s’entend, en effet, de la privatisation de son sens. Il s’agit essentiellement de l’évolution sémantique et des emprunts phénoménologiques du Droit constitutionnel. L’évolution sémantique du Droit constitutionnel rend bien compte de la migration du sens de ce droit. En effet, le Droit constitutionnel notamment sa pratique c’est-à-dire le procès constitutionnel ne concerne plus uniquement les intérêts collectifs ou publics ; il s’implique désormais dans les litiges concernant les particuliers et portant sur les matières telles que la fiscalité, les droits économiques, etc. Il s’intéresse donc aux problèmes individuels et, de ce fait, s’individualise et se privatise : le domaine public devient individuel. Dès lors, le Droit constitutionnel devient l’une des branches fondamentales du droit publicisé. Concernant les emprunts phénoménologiques, on remarque aisément qu’aujourd’hui, le Droit constitutionnel emprunte au Droit privé un certain nombre de notions comme la méthode contractuelle dans les accords, les feuilles de route, des éléments comme l’abus de droit, la réparation, la propriété, la liberté, etc. Aussi, la juridictionnalisation du Droit constitutionnel requiert-elle un normatisme juridique qui impose l’effectivité du procès et, par là-même, le respect des droits de la défense. Il ne serait pas superflu d’ajouter la justiciabilité de la justice constitutionnelle qui implique que les décisions du juge constitutionnel ne soient plus insusceptibles de recours. Tel a été le cas d’une décision de la Cour constitutionnelle de Lomé (Togo) déférée devant la Cour de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
La migration de la substance du Droit constitutionnel s’entend de la privatisation de l’essence de ce droit. Il faut ici considérer la mutation ontologique du Droit constitutionnel dont résulte la transfiguration idéologique de ce droit. La mutation ontologique se traduit par la place de plus en plus importante désormais accordée à l’individu par le Droit constitutionnel au détriment de la publicisation de l’Etat. On assiste ainsi à une métamorphose de l’Etat, ce qui effrite considérablement sa souveraineté. Quant à la transfiguration idéologique, elle résulte de la mutation ontologique et annonce le déclin du service public et par là même celui de la Puissance publique. Le professeur privatiste J. Djogbénou en conclut que le Droit constitutionnel n’est plus en tant que tel constitutionnel. Mais cette position est nuancée par d’autres points de vue notamment publicistes.
En effet, le professeur Ibrahim Salami (3) se demande bien s’il faut refondre le profil du juriste : sommes-nous des juristes sans frontières ? Le droit est-il sans frontières ? Qu’adviendrait-il d’un certain mélange des genres en droit ? Il reconnaît ensuite que le Droit constitutionnel, initialement considéré par Hauriou comme un droit politique, est aujourd’hui un système normatif qui assure la protection des droits et libertés. Il montre alors, sous l’angle publiciste, les circonstances dans lesquelles le Droit constitutionnel devient un droit de particulier à particulier et comment le Droit privé envahit le domaine constitutionnel. La privatisation du Droit constitutionnel revient donc à affirmer la privatisation du procès constitutionnel et celle des principes constitutionnels.
La privatisation du procès constitutionnel se fait par la question préjudicielle : c’est ce qu’a prévu le législateur béninois à l’article 164 du Code de procédure civile, commerciale, sociale, administrative et des comptes (4). On convient que la question préjudicielle est un exposé sommaire des moyens qui obligent le juge à surseoir à statuer jusqu’à ce que la question ait été soumise au juge compétent. L’exception d’inconstitutionnalité qui peut être soulevée au titre des exceptions dilatoires oblige à considérer que le législateur vient ainsi toucher à une matière constitutionnelle. De même, la présomption d’innocence prévue par l’article 17 de la Constitution béninoise est l’expression du droit à la défense désormais respecté dans le procès constitutionnel.
La privatisation des fondements constitutionnels tels que le droit à l’égalité et le droit à un environnement sain. Soucieux du respect du principe d’égalité, le juge constitutionnel va s’ingérer dans les matières civiles comme le mariage, le voisinage, etc. En matière de mariage, le juge constitutionnel veille désormais à l’égalité entre les époux notamment en ce qui concerne l’option polygamique. Il rétablit également l’égalité en matière d’adultère.
Pour ce qui est du droit à un environnement sain, le juge constitutionnel se préoccupe désormais des rapports de voisinage en sanctionnant la pollution environnementale et les troubles de voisinage.
En considérant les nouveaux liens qui s’établissent désormais entre le Droit constitutionnel et le Droit privé, les privatistes et les publicistes s’accordent sur le glissement indéniable du premier sur le second. Mais cette évolution ne constitue pas pour autant le prélude au déclin du Droit constitutionnel. Autrement dit, elle tend à remettre profondément en cause le cardinal intérêt de la summa divisio donnant ainsi raison au professeur Djogbénou mais elle s’attache pour l’instant à bouleverser simplement les frontières de compétence entre Droit constitutionnel et Droit privé justifiant ainsi la modération du professeur Salami. Dès lors, peut-on envisager un phénomène inverse : la constitutionnalisation du Droit privé ?
La constitutionnalisation du Droit privé a agrémenté un autre temps de réflexion conduit par le professeur Joël Aïvo et son collègue Koffi Agbénonto. Le professeur J. Aïvo (5) part du constat selon lequel les sujets qui étaient réservés au Droit privé (Droit civil) sont de plus en plus saisis par le Droit constitutionnel. Il en est ainsi des questions portant sur la licéité, la fraude à la Constitution, la désuétude, etc. qui sont aujourd’hui soumises au juge constitutionnel. Mais comment s’effectue la constitutionnalisation du Droit et quelles en sont les conséquences ? A cet effet, il faut retenir que la constitutionnalisation du Droit produit des effets non négligeables qui ne manquent pas d’impact sur l’ordre juridique. Mais elle ne peut se réaliser que grâce à un certain nombre de moyens.
En termes de moyens, la constitutionnalisation du Droit se fait soit par voie constituante, soit par voie jurisprudentielle. Lorsqu’elle procède par voie constituante, la constitutionnalisation revient à l’incorporation des libertés fondamentales et des droits humains dans la Constitution. C’est ce qu’a réalisé le Constituant béninoise du 11 décembre 1990 dont le bloc de constitutionnalité renvoie à la Déclaration universelle des Droits de l’homme (6), présente le texte constitutionnel béninois auquel il ajoute le texte de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Lorsqu’elle procède par voie jurisprudentielle, la constitutionnalisation du Droit se traduit par le contrôle de constitutionnalité et le recours individuel devant le juge constitutionnel. Alors que le contrôle de constitutionnalité consacre la tutelle de la Constitution sur les autres branches du Droit – permettant au juge constitutionnel de vérifier la conformité entre la loi et la Constitution : le juge constitutionnel béninois a usé de ce mécanisme au sujet de la loi portant code des personnes et de la famille et au sujet de la loi portant code de procédure civile, commerciale, sociale, administrative et des comptes au Bénin – le recours individuel devant le juge constitutionnel a permis à celui-ci de connaître des affaires relatives au droit de grève, au droit de propriété (affaire Ayidasso, 2009), au droit de la famille, au droit coutumier (7).
En ce qui concerne les effets de la constitutionnalisation du Droit, on relève une unification et une certaine complexification de l’ordre juridique. La constitutionnalisation du Droit privé, par divers moyens, contribue à réaliser l’unité de l’ordre juridique centralisant de ce fait les sources du Droit. Dès lors, le juge constitutionnel pourra enrichir voire contribuer à la modernisation du Droit privé. Mais l’unification de l’ordre juridique ne simplifie pas pour autant les rapports de droit. Il rend plutôt complexe l’ordre juridique du fait même du bouleversement des frontières entre les différentes branches du Droit.
La constitutionnalisation du Droit privé, lorsqu’elle est ramenée dans l’espace francophone au Sud du Sahara, devient, selon le professeur K. Agbénonto (8), une préoccupation particulière vu l’évolution juridique qui y a cours. S’il faut admettre qu’il y a une tendance vers la privatisation du Droit constitutionnel, il faut reconnaître que ce phénomène est menacé. S’il faut affirmer la constitutionnalisation du Droit privé, il faut alors déterminer la place désormais réservée au Droit privé. Cet ultime travail nécessite de connaître le Droit notamment l’histoire du Droit africain.
Appelés à confronter l’histoire du Droit et la complexité du Droit, les historiens du droit, le professeur français, André Cabanis et son collègue béninois, Barnabé Gbago, s’accordent pour dire que l’histoire du Droit diffèrent selon les lieux, c’est-à-dire qu’elle varie d’une société (française) à une autre (africaine). Relevant alors l’utilité de l’histoire du Droit, le professeur A. Cabanis (9) affirme que l’enseignement de la matière permet d’écarter toute image trop statique du droit (relativité), et, d’éviter un sentiment de fausse évolution du droit (désengagement de l’Etat en France). De même, l’histoire du Droit permet d’introduire des éléments historiques dans la pratique juridique à laquelle on arrive à conférer une dimension régionale (droit européen). Ainsi, l’histoire du Droit contribue à donner de la profondeur à la réflexion juridique où l’on s’arrête pour chercher l’origine des règles et justifier le maintien ou non d’une règle de Droit. Cette démarche convient bien à la quête en Afrique de l’enseignement de l’histoire de son Droit.
A cet effet, le professeur B. Gbago (10) affirme son espoir de voir l’Afrique construire et enseigner son Droit à l’instar des autres continents. L’histoire du Droit africain peut aborder outre le droit coutumier, le droit colonial. Elle prendra en compte les systèmes d’organisation politique des sociétés africaines, le statut juridique des enfants, des femmes et des esclaves dans les sociétés traditionnelles africaines. Ce faisant, peut-être aboutirons-nous à un système de droit romano-africain. Il importe en dernier lieu de bien connaître l’histoire du droit africain pour mieux appréhender les jeux d’interaction entre les différentes branches du droit en Afrique.
Au final, la privatisation du Droit constitutionnel et la constitutionnalisation du Droit privé restent dans la logique des rapports qu’entretiennent aujourd’hui Droit public et Droit privé. Alors que la privatisation du Droit constitutionnel montre l’existence d’un type étroit de rapport, non pas forcément embryonnaire mais certainement naissant entre le Droit constitutionnel et le Droit privé, la constitutionnalisation du Droit privé vient, à travers la migration du Droit constitutionnel vers le Droit privé, assurer l’unité du droit ou de l’ordre juridique. Dès lors, le Droit constitutionnel (Droit public) et le Droit privé vont désormais se retrouver sur un socle commun : la Constitution, en tant que source de toutes les sources du Droit. L’unité de l’ordre juridique donne ainsi la possibilité aux privatistes de se saisir des questions de droit public et aux publicistes de se préoccuper des questions de droit privé.
Rappelons que cet article est produit à partir des échanges menés à l’occasion de la rentrée solennelle conjointe organisée par le Centre de Recherches et d’Etudes en Droit et Institutions judiciaires en Afrique (CREDIJ) et le Centre de Droit Constitutionnel (CDC), le 12 avril 2012, dans la salle de conférences de l’Ecole Nationale d’Administration et de la Magistrature (ENAM) de l’Université d’Abomey-Calavi (UAC). L’initiative qui vise à remédier à la léthargie souvent reprochée à la pensée scientifique juridique au Bénin, a été une occasion de réflexion et de débat. Il faut aussi remarquer que cette rentrée solennelle conjointe a connu la participation de nombreux professeurs de Droit béninois, sénégalais, togolais et français, des responsables de l’UAC, de l’ENAM, de l’Ecole doctorale, de la chaire UNESCO, et, des doctorants massivement représentés.
______________________________________
* DEHOUMON Mathieu, Docteur en droit privé. Président de l'association Afrique-Monde Droits Humains pour un Développement Durable (AMDHDD). Promoteur du blog « cogitafrik » : http://cogitafrik.over-blog.com
1. GBAGUIDI A. Noël, Agrégé des Facultés de droit. Professeur de Droit privé à l’Université d’Abomey-Calavi. Titulaire de la Chaire UNESCO des droits de la personne et de la démocratie. Directeur de l’Ecole doctorale Sciences Juridiques de l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin).
2. DJOGBENOU Joseph, Agrégé des Facultés de droit. Professeur de droit privé à l’Université d’Abomey-Calavi. Directeur du Centre de Recherches et d’Etudes en Droit et Institutions judiciaires en Afrique : CREDIJ (Bénin).
3. SALAMI Ibrahim, Agrégé des Facultés de droit. Professeur de droit public à l’Université d’Abomey-Calavi. Chef du département de droit public de la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin).
4. Voir la loi N°2008-07 du 16 octobre 2008 portant Code de procédure civile, commerciale, sociale, administrative et des comptes en République du Bénin.
5. AIVO F. Joël, Agrégé des Facultés de droit. Professeur de droit public à l’Université d’Abomey-Calavi. Directeur du Centre de Droit Constitutionnel : CDC (Bénin).
6. Voir le Préambule de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990.
7. Voir la décision rendue par la Cour constitutionnelle du Bénin en 1996 sur le Coutumier du Dahomey.
8. AGBENONTO Koffi, Agrégé des Facultés de droit. Professeur de droit privé à l’Université de Kara (Togo).
9. CABANIS André, Agrégé des Facultés de droit. Professeur à l’Université des sciences sociales de Toulouse. Directeur du Centre de Recherche et d’Information sur le Droit à la Formation (France).
10. GBAGO G. Barnabé, Agrégé des Facultés de droit. Professeur (Histoire du droit) à l’Université d’Abomey-Calavi. Doyen de la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin).